CHAPITRE TROIS

Les nattes étincelaient de blancheur, l'argenterie et la porcelaine brillaient de tous leurs feux, et les maîtres d'hôtel débarrassaient les assiettes à dessert dans le bourdonnement des conversations. MacGuiness se mouvait sereinement autour de la table, versant lui-même le vin, et Honor regardait les lumières jouer sur le cœur rubis de son verre.

L’Intrépide était un jeune vaisseau, l'un des plus récents et des plus puissants croiseurs lourds de la Flotte royale manticorienne. Les bâtiments de classe Chevalier stellaire faisaient souvent office de navire amiral dans les escadres ou les flottilles, et les ingénieurs de ConstNav avaient ce détail à l'esprit en dessinant les logements disponibles à bord. La cabine de prestige de l'amiral Courvosier était plus somptueuse encore que celle d'Honor, et la cabine de réception du capitaine était absolument gigantesque selon les critères de la Flotte. Si elle n'était pas assez grande pour y asseoir tous les officiers d'Honor — un croiseur lourd restait un navire de guerre et aucun navire de guerre ne pouvait gaspiller de place —, elle l'était plus qu'assez pour recevoir les plus gradés ainsi que la délégation de Courvosier.

MacGuiness termina de remplir les verres et Honor jeta un coup d'œil circulaire aux convives. L'amiral — qui, fidèle à son nouveau statut, avait troqué l'uniforme contre une tenue de soirée civile — était assis à sa droite. Andreas Venizelos faisait face à Courvosier, à gauche d'Honor. De là, les invités étaient placés de chaque côté de la table selon leur ancienneté et leurs distinctions, civiles ou militaires. En bout de table se trouvait l'enseigne de vaisseau Carolyn Wolcott : c'était son premier vol depuis l'obtention de son diplôme et on aurait dit une écolière dans l'uniforme de sa maman. C'était aussi le premier soir où elle se joignait à la table de son nouveau capitaine et son anxiété transparaissait clairement dans la façon trop posée qu'elle avait de se tenir à table. Mais selon le credo de la Flotte royale manticorienne, l'espace était le meilleur endroit pour se familiariser avec ses obligations, aussi bien sociales que professionnelles, et Honor croisa le regard de l'enseigne en touchant légèrement son verre.

Wolcott rougit à ce rappel de sa responsabilité en tant qu'officier subalterne et elle se leva. Les autres invités se turent et elle se raidit tandis que tous les regards se tournaient vers elle.

Mesdames et messieurs », fit-elle en levant son verre, la voix plus grave, plus mélodieuse — et plus assurée — qu'Honor ne s'y attendait. « Pour la Reine !

— Pour la Reine ! » lui revint la réponse dans un grondement; les verres se levèrent et Wolcott réintégra sa chaise avec un soulagement évident une fois cette formalité accomplie. Elle jeta un œil au capitaine à l'autre bout de la table et son visage se détendit en voyant l'expression approbatrice que celle-ci affichait.

— Vous savez, murmura Courvosier à l'oreille d'Honor, je me souviens encore de la première fois où j'ai dû le faire. Étrange que ce rituel puisse être si terrifiant, vous ne trouvez pas ?

— Tout est relatif, amiral, et je suppose que ça ne nous fait pas de mal, répondit-elle en souriant. N'est-ce pas vous qui me le disiez, un officier de la Reine doit comprendre la diplomatie au même titre que la tactique ?

— Voilà qui est très vrai, capitaine », intervint une autre voix. Honor réprima une grimace. « D'ailleurs, j'aimerais que les officiers de la Flotte soient plus nombreux à réaliser que la diplomatie importe même plus que la tactique ou la stratégie, continua l'honorable Réginald Houseman de la profonde voix de baryton qu'il cultivait.

— Je ne crois; pas pouvoir tomber d'accord avec vous sur ce point, monsieur », répondit-elle calmement; elle espérait que son Irritation à cette intrusion dans une conversation privée ne se voyait pas trop. « Du moins, pas du point de vue de la Flotte. C'est certes un élément important, mais notre travail consiste à entrer en scène une fois que la diplomatie a échoué.

— Ah oui ? » Houseman arborait le sourire supérieur qu'Honor détestait. « Je me rends bien compte que les militaires manquent souvent de temps pour étudier l'histoire, mais d'après un soldat de la vieille Terre, la guerre n'est rien de plus que la poursuite des démarches diplomatiques par des méthodes qui ne le sont pas. Il avait parfaitement raison.

— Vous faites plus ou moins de la paraphrase, et votre "rien de plus" minimise un peu l'affaire, mais je vous accorde que cela résume le sens de la remarque du général Clausewitz. » Les yeux d’Houseman s'étrécirent comme Honor mettait un nom et un grade sur la citation, et les autres conversations cessèrent tandis pic tous les regards se tournaient vers eux. «Bien sûr, Clausewitz vivait à l'ère napoléonienne, juste avant l'âge final de l'impérialisme occidental sur Terre, et De la guerre n'est ni vraiment consacré à la politique, ni à la diplomatie si ce n'est dans la mesure où, comme la guerre, ce sont des instruments de l'État. En fait, Sun Tzu avait fait la même réflexion deux mille années T auparavant. » La mâchoire de Houseman se teintait progressivement de rouge, et Honor eut un sourire aimable. « Toutefois, ni l'un ni l'autre n'avaient l'exclusivité de cette idée, n'est-ce pas ? Tanakov a dit sensiblement la même chose dans ses Principes de la guerre juste après que les voiles Warshawski eurent rendu possible le combat interstellaire, et Gustav Anderman a parfaitement démontré de quelle façon les ressources militaires et diplomatiques peuvent se compléter lorsqu'il a conquis La Nouvelle-Berlin pour en faire l'Empire andermien au seizième siècle. Avez vous lu son Sternenkrieg, monsieur Houseman ? Il s'agit d'une intéressante distillation de la pensée de la plupart des théoriciens qui l'ont précédé, à laquelle s'ajoutent quelques réflexions personnelles, sans doute tirées de son passé de mercenaire. La traduction de l'amiral de Havre-Blanc est sans doute la meilleure disponible.

— Euh, non. Je crains de ne pas l'avoir lu », répondit Houseman, sur quoi Courvosier fit mine de s'essuyer les lèvres dans sa serviette pour dissimuler un sourire narquois. « Ce que je voulais dire, cependant, reprit le diplomate, obstiné, c'est que, bien utilisée, la diplomatie rend inutile la stratégie militaire en prévenant tout risque de conflit. » Il huma son vin tout en faisant délicatement tourner son verre et retrouva son sourire supérieur. « Voyez-vous, capitaine, des êtres raisonnables négociant de bonne foi peuvent toujours parvenir à un compromis raisonnable. Prenez par exemple notre situation actuelle. Ni l'Étoile de Yeltsin ni le système d'Endicott ne disposent de ressources susceptibles d'attirer un commerce interstellaire, mais tous deux ont un monde habité, leur population cumulée atteint neuf milliards d'individus et, pour un transporteur hypercapable, deux jours seulement les séparent. Ce qui leur donne toute latitude pour créer une prospérité locale, et pourtant leurs situations économiques respectives sont médiocres... Il est donc parfaitement absurde qu'ils se déchirent depuis si longtemps pour un ridicule désaccord religieux ! Ils devraient commercer, se construire un avenir économique sûr, soutenu par les deux parties, au lieu de gâcher leurs ressources dans une course à l'armement. » Il hocha tristement la tête. « Quand ils auront découvert les avantages d'un commerce pacifique – quand ils auront compris que la prospérité de chacun dépend de celle de l'autre –, la situation se désamorcera d'elle-même sans qu'il y ait besoin de menaces. »

Honor parvint à ne pas lancer de regard incrédule à son interlocuteur mais, si elle n'avait pas aussi bien connu l'amiral, elle aurait conclu qu'on avait oublié de mettre Houseman au courant de la situation. Il serait sans doute fort agréable d'arriver à une paix entre Masada et Grayson, mais la lecture des informations qui accompagnaient ses ordres lui avait confirmé les dires de l'amiral quant à leur hostilité de longue date. Et si gratifiant eût-il été de calmer cette hostilité, le but premier de Manticore demeurait de s'assurer un allié face à la République de Havre et non de t'engager dans un effort de pacification presque à coup sûr voué a l'échec.

« je suis certaine que ce serait un dénouement souhaitable, monsieur Houseman, fit-elle au bout d'un instant, mais je ne le crois pas très réaliste.

— Ah oui? » Houseman se raidit.

« Voilà plus de six cents années T qu'ils sont ennemis, lui fit-elle remarquer aussi gentiment qu'elle le put. Les haines religieuses comptent parmi les plus violentes que connaisse l'humanité.

— C'est pourquoi ils ont besoin d'un point de vue extérieur, d'un tiers qui n'appartienne pas à l'équation de base et qui puisse les rapprocher.

— Excusez-moi, monsieur, mais je croyais que notre but premier était de nous assurer un allié et le droit d'installer des bases militaires pour empêcher Havre de pénétrer cette région à notre place.

— Oui, bien sûr, capitaine. » Le ton de Houseman devenait impatient. «Mais la meilleure façon d'y parvenir, c'est de régler le différend des populations locales. Le potentiel d'instabilité et d'intervention havrienne demeurera aussi longtemps que persistera leur hostilité, quoi que nous puissions accomplir en dehors de ce domaine. Une fois que nous les aurons rapprochés, en revanche, nous disposerons de deux alliés dans la région et ni l'un ni l'autre ne sera tenté de faire appel à la République de Havre pour obtenir l'avantage militaire. Le meilleur ciment diplomatique, c'est l'intérêt commun et non simplement l'existence d'un ennemi commun. En effet (il prit une gorgée de vin), notre engagement dans cette région découle de notre propre incapacité à trouver un intérêt commun qui nous lierait aux Havriens, et voilà le véritable échec. Il y a toujours moyen d'éviter la confrontation : il suffit de se donner la peine de chercher, tout en gardant à l'esprit qu'à long terme la violence ne résout jamais rien. C'est pourquoi nous avons des diplomates, capitaine Harrington, et c'est aussi pourquoi le recours à la force brutale signe l'échec de la diplomatie, ni plus ni moins. »

Le major Thomas Ramirez, en charge du détachement de fusiliers de l'Intrépide, fixait Houseman d'un air incrédule depuis sa place, plus loin le long de la table. Le fusilier trapu, voire épais, avait douze ans lorsque Havre avait conquis son monde natal, l'Étoile de Trévor. Sa mère, ses sœurs et lui s'étaient enfuis par le dernier convoi de réfugiés à franchir le nœud du trou de ver de Manticore; son père était resté en arrière, sur l'un des vaisseaux de guerre qui s'étaient sacrifiés pour couvrir leur fuite. Sa mâchoire se raidissait maintenant de façon inquiétante tandis qu'Houseman souriait à Honor, mais Higgins, l'ingénieur mécanicien principal de l'Intrépide, lui toucha l'avant-bras et secoua doucement la tête. Cette petite scène n'échappa pas à Honor; posément, elle prit une gorgée de vin puis baissa son verre.

« Je vois », fit-elle tout en se demandant comment l'amiral pouvait tolérer un tel nigaud pour second. Houseman avait une réputation de brillant économiste, il était donc logique de l'envoyer, vu l'économie arriérée de Grayson, mais c'était aussi un intellectuel enfermé dans sa tour d'ivoire à qui on avait fait quitter sa chaire au département d'économie de l'université de Mannheim pour venir servir le gouvernement. On n'appelait pas Mannheim « l'université socialiste » sans raison, et l'éminente famille d'Houseman ne cachait pas le soutien qu'elle apportait au parti libéral. Ces deux éléments n'étaient pas faits pour améliorer son cas aux yeux du capitaine Honor Harrington, et sa conception simpliste de la façon dont on devait gérer l'hostilité de Grayson et Masada l'effrayait sincèrement.

« Je crains de ne pas pouvoir me rendre à vos arguments, monsieur », dit-elle enfin, reposant son verre d'un geste précis et s’efforçant de garder une voix aussi aimable qu'il était humainement possible. « Vous partez du principe que, d'une part, tous les négociateurs sont raisonnables et que, d'autre part, ils pourront toujours s'entendre sur ce qui représente un "compromis raison-lubie", mais si l'histoire nous enseigne une chose, c'est bien que ici n'est pas le cas. Si vous êtes capable de voir les avantages que ces deux peuples tireraient d'un commerce pacifique, alors ils devraient sans doute leur apparaître à eux de façon évidente, mais selon nos archives personne – de quelque côté que ce soit –n'a même jamais évoqué cette possibilité. Cela indique un degré d'hostilité qui rend l'intérêt économique immatériel, ce qui en retour nous signale que ce que nous croyons rationnel n'occupe sans doute pas une place prééminente dans leur mode de pensée. Et même si c'était le cas, monsieur Houseman, on peut faire des erreurs, et c'est là qu'interviennent les gens en uniforme.

— Les "erreurs", comme vous dites, répondit froidement Houseman, se produisent souvent parce que les "gens en uniforme" agissent trop vite ou de façon peu judicieuse.

— Bien sûr « , renchérit Honor. Houseman, surpris, ouvrit de grands yeux. « En réalité, l'erreur finale est toujours commise par quelqu'un qui porte l'uniforme, soit qu'il ait mal conseillé ses propres supérieurs alors qu'ils étaient les agresseurs, soit qu'il ait trop vite appuyé sur la gâchette lorsque l'ennemi a eu un mouvement inattendu. Nous faisons parfois l'erreur de prévoir trop en détail les menaces et les réactions à ces menaces, et nous nous enfermons dans des plans de bataille dont nous n'arrivons pas à sortir, tout comme les disciples de Clausewitz. Mais, monsieur Houseman (elle planta soudain ses yeux sombres dans ceux de son interlocuteur, au-dessus de la nappe blanche), les situations qui rendent les erreurs militaires décisives, et même possibles, naissent des manœuvres politiques et diplomatiques qui les ont précédées.

— Ah oui ? » Houseman la regarda avec un respect sans enthousiasme mêlé d'une profonde aversion. « La responsabilité des guerres incomberait donc d'abord aux civils, capitaine, plutôt qu'aux protecteurs militaires du royaume et leur cœur pur ?

— Je n'irais pas jusque-là, répondit Honor, dont le visage s'éclaira brièvement d'un sourire. J'ai connu plus d'un "protecteur militaire", et je regrette d'avoir à dire que bien peu d'entre eux avaient le "cœur pur" ! » Son sourire disparut. « D'un autre côté, il ne faut pas oublier que dans toute société – comme la nôtre – où les militaires sont contrôlés par des autorités civiles dûment désignées, la responsabilité finale revient aux civils qui font la politique entre les guerres. Je ne veux pas dire que ces civils soient stupides ou incompétents (après tout, se dit-elle, autant rester polie), ni que les militaires ne se trompent jamais en leur donnant des conseils, mais des objectifs mutuellement contradictoires peuvent produire des dilemmes insolubles, malgré toute la bonne foi affichée des deux côtés. Et lorsque l'un des deux ne négocie pas de bonne foi... » Elle haussa les épaules.

« C'est encore Clausewitz qui a dit que "la politique est le giron dans lequel se développe la guerre", monsieur Houseman. Ma propre vision des choses est un peu plus simple. La guerre représente peut-être l'échec de la diplomatie, mais même les meilleurs diplomates n'opèrent qu'à crédit. Tôt ou tard, quelqu'un de moins raisonnable que vous va vous mettre au pied du mur, et si l'armée n'est pas là pour couvrir vos dettes vous aurez perdu.

— Ma foi (les épaules d'Houseman s'agitaient nerveusement), le but de cette mission est bien d'éviter que cela se produise, n'est-ce pas ? » Il eut un sourire pincé. « je suppose que vous n'avez rien contre le fait que nous évitions une guerre si c'est en notre pouvoir ? »

Honor allait faire une réponse cinglante mais elle se força à sourire en secouant la tête. Elle ne devait pas laisser Houseman l'énerver comme ça, se reprocha-t-elle. Il n'y pouvait rien si on l'avait élevé dans une société civilisée, sûre et agréable qui l'avait protégé de la dure réalité d'impératifs ancestraux plus féroces. Et elle avait beau le trouver stupide en dehors de son domaine incontesté de compétence, ce n'était pas comme s'il était responsable de la mission. Ce rôle incombait à l'amiral Courvosier, et elle n'avait aucune appréhension quant à la qualité de son jugement à lui.

Venizelos profita de cette brève accalmie pour engager avec Houseman une conversation pleine de tact sur la nouvelle politique fiscale du gouvernement, et Honor se tourna quant à elle vers le capitaine de corvette DuMorne.

Une bruyante agitation s'empara soudain de la salle de briefing comme les officiers se levaient pour saluer l'entrée d'Honor et de l'amiral Courvosier derrière elle. Tous deux se dirigèrent vers leur chaise en tête de table et s'assirent, suivis un instant plus lard par les autres. Honor balaya l'assemblée du regard.

Andreas Venizelos, son second, et Stephen DuMorne, officier chargé des manœuvres opérationnelles, représentaient l'Intrépide. Le commandant en second de cette mission, le capitaine de frégate Alice Truman du croiseur léger Apollon, était assise à côté du capitaine de corvette Lady Ellen Prévost, officier en second de l'Apollon; elles avaient toutes deux les cheveux aussi blonds qu'Honor les avait sombres. En face d'elles, le capitaine de frégate Jason Alvarez du contre-torpilleur Madrigal était accompagné de son second, le capitaine de corvette Mercedes Brigham. Après l'amiral Courvosier, Brigham était la personne la plus expérimentée de la salle, et elle avait toujours l'air aussi sombre, marquée – et compétente – que dans les souvenirs d'Honor. À l'autre bout de la table, en face d'Honor, avait pris place le plus jeune commandant de l'escorte, le capitaine de frégate Alistair McKeon du contre-torpilleur Troubadour, accompagné de son second, le lieutenant de vaisseau Mason Haskins.

Aucun des civils dé la délégation de l'amiral n'était présent.

« Bien. Merci à tous d'être venus, commença-t-elle. Je vais essayer de ne pas monopoliser plus de votre temps qu'il n'est nécessaire, mais comme vous le savez, nous revenons demain en espace normal au niveau de l'Étoile de Yeltsin, et je voulais avoir une dernière occasion de tous vous réunir auparavant. »

Il y eut des hochements de tête, bien que certains des officiers d'Honor aient tout d'abord été surpris de son goût pour les entretiens en face à face. La plupart des gradés préféraient les conférences électroniques, plus pratiques, mais Honor croyait aux vertus du contact personnel. Selon elle, même le meilleur système com. introduisait une distance entre les participants. Des gens assis autour de la même table étaient plus susceptibles de s'envisager comme les membres d'une même unité, ils avaient plus de chances d'être conscients les uns des autres et d'avoir ces idées et ces réactions qui font qu'une équipe de commandement vaut plus que la somme de ses membres.

Du moins, pensa-t-elle, sarcastique, était-ce ce qu'il lui semblait.

« Dans la mesure où votre mission est la plus importante, amiral, reprit-elle en se tournant vers Courvosier, peut-être voudrez-vous commencer ?

— Merci capitaine. » Courvosier jeta un coup d'œil circulaire aux participants et leur sourit. « je suis sûr que vous êtes maintenant presque désespérément au fait des détails de ma mission, mais j'aimerais encore une fois en souligner les points principaux.

» Tout d'abord, bien sûr, il est d'une importance capitale d'assurer notre relation avec Grayson. Le gouvernement espère que nous reviendrons à la maison avec une alliance formelle en poche, mais il s'accommodera de tout ce qui pourra pousser le système de Yeltsin plus profondément dans notre sphère d'influence et diminuera l'accès de Havre à cette région.

» Ensuite, souvenez-vous que tout ce que nous dirons au gouvernement de Grayson sera déformé par le filtre que constitue leur perception de la menace masadienne. Leur flotte et leur population sont moins importantes que celles de Masada, et malgré ce que peuvent penser certains membres de ma délégation (un rire discret secoua la table), eux n'ont aucun doute quant au sérieux de la rhétorique masadienne et à leur volonté de revenir sur leur planète en conquérants. Leur dernière guerre ne remonte pas à si longtemps que ça et la situation actuelle est extrêmement tendue.

» Enfin, pour ce qui est de l'équilibre des pouvoirs militaires dans la région, gardez à l'esprit que votre petite escadre vaut à elle seule soixante-dix pour cent de toute la flotte graysonienne. Vu le retard relatif de leur technologie, l'Intrépide pourrait à lui seul réduire à néant toutes leurs forces dans un affrontement direct. Ils vont s'en rendre compte, qu'ils soient ou non prêts à l’admettre, mais il est essentiel de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Faites-leur comprendre combien nous pourrions leur être utiles en tant qu'alliés, par tous les moyens, mais ne vous laissez pas aller, ni aucun de vos soldats, à vous montrer condescendants. »

Il les observa dé ses yeux bleus si francs, et chaque atome de son être le désignait comme amiral en dépit de son statut civil temporaire. Son visage angélique resta terriblement sérieux jusqu'à ce que tout le monde autour de la table acquiesce d'un signe de tête.

« Parfait. Et souvenez-vous d'une chose : ces gens ne proviennent pas de la même société que nous, ils en sont même très loin. Je sais que vous avez tous étudié les informations qui vous ont été fournies, mais assurez-vous que vos équipages soient aussi conscients de ces différences que vous. Notre personnel féminin, en particulier, va devoir faire très attention dans tous ses contacts avec les Graysoniens. » Le capitaine de frégate Truman fit la grimace et Courvosier hocha la tête. « Je sais, et si cela nous semble idiot, imaginez l'impression que vont avoir certains de vos officiers subalternes et simples matelots. Mais idiot ou pas, là-bas les choses sont ainsi, et nous sommes des visiteurs. Nous devons nous conduire en invités. Bien sûr je souhaite que tous continuent d'agir aussi professionnellement que d'habitude, en dehors de toute considération de sexe, mais pour eux, le fait que nous ayons des femmes en uniforme - je ne parle même pas des femmes officiers - sera très difficile à accepter. »

Nouveaux hochements de tête autour de la table. Courvosier se rassit sur sa chaise.

« Je crois que j'ai fait le tour, capitaine, dit-il, du moins tant que je n'ai pas rencontré leurs représentants pour mieux évaluer la situation.

— Merci, amiral. » Honor se pencha en avant et croisa les mains sur la table. « Bien sûr j'approuve tout ce que vient de dire l'amiral Courvosier, je n'ai donc qu'une chose à ajouter. Nous allons devoir improviser, mais notre responsabilité consiste à contribuer au succès de l'amiral sans faire de vagues. Si un problème se pose avec un quelconque représentant du gouvernement de Grayson, et même un simple citoyen, je veux en être aussitôt informée - et pas de la bouche des Graysoniens. Nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des préjugés, si mérités nous semblent-ils, et il vaudrait mieux que je n'aie pas d'échos à ce sujet. Est-ce clair ?

Un léger murmure d'approbation lui répondit, et elle hocha la tête.

« Bon. » Elle frotta légèrement son index gauche sur le dos de sa main droite et hocha encore la tête. « Parfait, dans ce cas occupons-nous de notre programme.

» Nous devons laisser quatre transporteurs de classe Mandragore à l'Étoile de Yeltsin, mais nous ne sommes pas supposés livrer leur cargaison à Grayson tant que l'équipe de l'amiral Courvosier n'aura pas commencé les négociations et décidé de la livraison. Je ne pense pas que cela posera problème, mais les transporteurs resteront de fait sous notre responsabilité jusqu'à cette décision et une partie de l'escorte demeurera donc ici pour garder un œil sur eux. De plus, évidemment, nous incarnons une démonstration de force, quelque chose comme un rappel insistant au gouvernement de Grayson de la valeur que peut avoir notre Flotte dans le cadre de leur défense contre Masada - ou d’ailleurs contre la République populaire.

» D'un autre côté, nous avons cinq autres vaisseaux à destination de Casca. Nous devrons envoyer avec eux une escorte raisonnable étant donné la recrudescence des activités de piraterie qu'indiquent nos rapports dans cette zone. J'ai donc l'intention de laisser l'Intrépide ici, puisque c'est notre plus impressionnante unité, et d'envoyer Alice et l'Apollon vers Casca en compagnie du Troubadour. » Le capitaine de frégate Truman hocha la tête. « Avec Alistair pour jouer les éclaireurs, vous devriez être capable de faire face à tout ce que vous rencontrerez, et ça me laissera Jason et le Madrigal pour soutenir l'Intrépide. Il vous faudra un peu plus d'une semaine T pour arriver là-bas, mais je veux que vous reveniez le plus tôt possible. Il n'y' aura plus de transporteurs pour vous ralentir au retour, donc je vous attendrai sous onze jours.

» Pendant ce temps, Jason (elle tourna son regard vers Alvarez), vous et moi partirons du principe que les Graysoniens savent de quoi ils parlent pour tout ce qui touche Masada. Il ne serait pas très malin de leur part de tenter quoi que ce soit contre nous mais, contrairement à certains membres de la délégation de l'amiral, nous n'allons pas considérer leur rationalité comme une donnée acquise. » Une nouvelle vague d'amusement parcourut la table. «Je veux que nos impulseurs soient constamment parés et - en imaginant qu'on puisse s'arranger pour que nos soldats obtiennent des permissions sur Grayson - je ne veux pas que plus de dix pour cent de nos effectifs se trouvent à terre en même temps.

— Compris, commandant.

— Alors c'est parfait. Quelqu'un a-t-il quelque chose à ajouter ?

— Moi, commandant », intervint McKeon, sur quoi Honor pencha la tête de côté avec un sourire. « Je me pose une question... Quelqu'un a-t-il explicitement annoncé aux Graysoniens que... euh... que notre officier supérieur est une femme ?

— Je l'ignore », répondit-elle, surprise d'avoir à l'admettre car elle n'y avait même pas songé. Elle se tourna vers Courvosier. « Amiral ?

— Non, nous ne le leur avons pas dit, fit celui-ci en fronçant les sourcils. L'ambassadeur Langtry se trouve à Grayson depuis plus de trois années locales, et selon lui il aurait été malvenu d'insister sur le fait que notre armée comptait du personnel féminin. Les Graysoniens sont fiers et susceptibles, or ils connaissent aussi bien que nous le véritable équilibre des pouvoirs entre eux et le Royaume, et je soupçonne que, si effrayés soient-ils par Masada, leur faiblesse les contrarie. Ils ne veulent pas nous supplier et ils font tout pour l'éviter. En tout cas, Sir Anthony s'est dit qu'ils pourraient le ressentir comme une insulte, comme si nous leur disions explicitement à quel point nous les trouvons barbares. D'un autre côté, nous leur avons transmis la liste de nos vaisseaux et de leurs officiers supérieurs. Leurs colons venaient essentiellement de l'hémisphère occidental de la Terre, tout comme nos propres ancêtres. Ils devraient sans doute pouvoir reconnaître des prénoms féminins.

— Je vois. » McKeon fronça les sourcils et Honor observa attentivement son visage. Elle le connaissait assez bien pour voir que quelque chose dans tout cela l'ennuyait, mais elle choisit de ne pas insister et parcourut une nouvelle fois la table du regard.

« Rien d'autre ? » demanda-t-elle. Des signes de tête négatifs lui répondirent. « Très bien. Dans ce cas, mesdames et messieurs, au travail. »

Courvosier et elle se levèrent et emmenèrent leurs visiteurs jusqu'au hangar d'appontement d'où leurs pinasses devaient les ramener à leurs propres vaisseaux.

 

Pour L'Honneur de la Reine
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